lundi 9 novembre 2015


« Votre développement nous coûte trop cher »


Lettre fermée aux gens du Nord et Compagnie
par Sony Labou Tansi
« Chers concitoyens d’une planète chipée, un homme vous parle, non pas avec des chiffres parce qu’ils quantifient bêtement ce qui n’est pas mesurable, c’est-à-dire la vie, l’émotion de sentir et d’être, la griserie d’entendre le chant général des êtres et des choses.
Je vous parle seulement avec la force des mots, au moment où quelque chose de grave peut les mettre en grossesse d’une hantise. Quand les mots ont bu un verre d’angoisse, et qu’ils se mettent subitement à tituber, à tergiverser et à tâtonner sans vergogne.
Vous nous avez chipé cinq siècles, mais là n’est plus la question. Le temps a bien passé. Il ne nous reste plus qu’une chose : parler. Parler et ouvrir les yeux. Ouvrir les yeux sans nous mélanger les pédales, vous qu’on dit du Nord, et nous qu’on enferme dans ce Sud sans frontières, à coups de Banque mondiale et de fronts monétaires fermés. Classiquement, on nous a dit : soyez un peu plus civilisés, un peu moins paresseux, un peu moins malades, affamés, un peu plus acquis à la cause du marché, un peu moins enfanteurs et vous vous tirerez d’affaire sans écrouler les bases mondiales de la libre entreprise. On va vous enseigner comment enfanter un développement à la gomme sans que cela ne vous coûte les yeux de l’avenir et surtout sans que cela ne devienne une catastrophe pour l’humanité normale et naturelle. C’est dans cette optique-là qu’on nous a fait boire des plans d’ajustement qui visaient à sauver des petits milliards gringalets et chétifs, voués à apporter quelques gouttes de sueur dans les océans de la dette.
Aujourd’hui tous les jeux sont clairs. Le FMI que les humoristes kongo désignent par Fonds Mondial des Impunités doit regarder dans les yeux le désastre social qu’il a creusé. Tout se voit comme si à partir des pays appauvris qu’on dit pauvres le FMI finançait l’élargissement de la base mondiale de la pauvreté. Il est un sport moderne récemment apparu à côté des sports classiques, il consiste à tabler bruyamment sur les pauvretés d’autrui, les qualifier, les médiatiser, et les commercialiser, les humaniser…
Nous ne sommes malheureusement plus à la belle époque où la barbarie avait son identité, sa race, sa géogrammologie, ses titulaires, ses doués, ses héritiers, ses porteurs invétérés. L’histoire a déjà démenti une sacrée partie de l’histoire. Qui donc a la bouche assez large pour dire dans un grand rire que le monde d’aujourd’hui ne se contentera plus du petit vocable Nord-Sud ? Nous devons les uns les autres apprendre à mettre à l’heure toutes les pendules de l’histoire, de la morale, de la raison, du rêve, de l’intelligence. Messieurs les gens du Nord, votre développement nous coûte trop cher. Le temps est venu de changer ce développement. Vous n’avez plus d’oreille pour l’entendre. Vous n’avez plus d’yeux pour le voir. Plus de rêve pour l’envisager. Mais notre devoir est de dire avec toute la force qui nous reste que de nous avoir piqué cinq siècles, ça suffit. Vous ne pourrez plus piquer du temps au temps. Dans un monde où la justice est périmée, le droit sens mauvais. Comme nous avons attendu la chute du mur de Berlin et celle des bureaucraties alimentaires, nous attendons la chute du développement. La consommation n’a pas de quoi être Dieu. Elle est trop conne pour vivre deux cents ans. Moralement, esthétiquement, raisonnablement et humainement, votre connerie est trop cocasse. Le bateau prend l’eau. Vous pouvez encore faire la sourde oreille devant le cataclysme écologique, vous pouvez encore cacher la gangrène économique et dissimuler l’ampleur du désarroi social, la mort de la pensée vous guette, la fin du rêve frappe à votre porte, car votre développement est moralement insoutenable, vos économies de gâchis sont injustifiables du simple point de vue de la raison. A triple plan moral, écologique et logique, le Nord a engagé notre planète vers un suicide afrique212165collectif. […]
Nous sommes arrivés à ce moment crucial où nous devons apprendre à tout réinventer : les concepts, les approches, les habitudes, les méthodes, les outils, les nations, les espaces… tout au jour d’aujourd’hui est à réinventer. C’est la seule possibilité qui nous reste de contourner le cosmocide de notre planète. Vous pouvez banaliser l’état actuel du désastre planétaire, mais vous ne pourrez plus cacher à personne les vraies données du problème. Votre gâchis coûte trop cher, il faut maintenant que vous mettiez toutes les énergies en marche pour l’arrêter. Et où trouver pareilles énergies sinon dans la rigueur des droits de la raison face aux raisons de la brutalité aveugle ? Il faut se prépare à repenser la rue, la ville, l’État, la nation pour permettre à l’aventure de la conscience et de la raison de réaliser que la responsabilité reste et demeure le sommet de la liberté. On n’est pas un homme libre sans avoir acquis tous les visas de la responsabilité. A votre liberté aveugle il est urgent d’adjoindre les lunettes de la responsabilité qui tiennent compte de toutes les lois de la compensation. En parlant de puissance, vous est-il possible de réaliser, après tant de vanité et d’arrogance, que vous n’avez puissance qu’à déséquilibrer ?
Parce que vous ne laissez aucun temps au temps, aucun espace à l’espace et aucune chance à la survie de l’avenir, vous avez tué le nécessaire pour la juste marche des superflus. En un mot, votre progrès se résume en termes d’assassinat de la nécessité aux bons offices du superflu. La quantification de tout vous a rendus sourds et aveugles à la vie. La mort est devenue votre seul dieu. Aller vite n’importe où, n’importe comment et pour n’importe quoi, voilà tout le sens profond de la civilisation que vous nous avez fagotée en dehors de toute forme de raison, d’intelligence, de connaissance et de culture : nous sommes arrivés au siècle du jeter-aller. Vous avez oublié que le seul rêve qui nous reste à rêver est celui de la survie d’un futur potable. »

mercredi 30 septembre 2015

Bonjour à toutes et tous!

Je vous ai parlé des journées de rencontre des peuples, en Bolivie, dans l'article précédent.
Bien sûr, personne n'en parlera sur les ondes officielles et pourtant...

Voici des années, des siècles que des peuples tentent de faire entendre d'autres voix que celle du "monde occidental". Pour une fois (de plus) qu'il est possible d'écouter et entendre d'autres voix, de joindre nos efforts à ceux des peuples "d'ailleurs" pour faire avancer le respect, la vie dans toute sa beauté...
Alors n'hésitons pas, soyons de celles et de ceux qui, chaque jour, nous dirigeons avec les autres, ami(e)s ou inconnu(e)s vers cette ligne d'horizon, cette utopie fraternelle qui fait que le monde est vivable pour toutes les créatures qui le composent.

vendredi 11 septembre 2015

Du 10 au 12 octobre 2015 se tiendra le "Sommet mondial des Peuples sur le changement climatique et la défense de la vie" qui aura lieu à Cochabamba (Bolivie).
Les thèmes abordés sont;
1 les menaces du capitalisme sur la vie
2 la construction du Vivre Bien et les chemins de la Vie
3 le changement climatique et la culture de la vie

"...il nous revient à nous, les peuples et les organisations sociales du monde de nous organiser mieux et d'unir toutes nos forces, de nous mobiliser depuis nos villages pour défendre la Vie et la Terre Mère, reconstruire la culture de la vie, le Bien Vivre et le fait de vivre en harmonie avec la nature."


mardi 23 juin 2015

Bonjour à tou-te-s,

Face aux nombreux mensonges et idées reçues sur la Grèce qui circulent cette semaine, dans les médias dominants comme sur Internet, on m'a vivement recommandé de vous envoyer mon intervention sur une radio indépendante, de retour d'Athènes :
https://www.youtube.com/watch?v=s-3peOXiY98
Un outil, parmi d'autres, à faire tourner si vous souhaitez nous aider à contre-informer. Un résumé en 28 minutes qui aborde les points suivants :
- Situation réelle en Grèce et enjeux concrets.
- Pourquoi les négociations vont aboutir.
- Pourquoi la dette finira par être annulée.
- Pourquoi le Grexit pourrait intervenir en octobre.

Je vous conseille également de faire connaître cet article du CADTM, qui précise que le FMI a fait 2,5 milliards d'euros de bénéfice sur ses prêts à la Grèce :
http://cadtm.org/Le-FMI-a-fait-2-5-milliards-EUR-de
Ou encore ce dossier du Monde (daté d'il y a trois ans, mais l'un des plus complets sur le sujet) concernant la dette de guerre de l'Allemagne à la Grèce (estimée entre 81 et 162 milliards d'euros) :
http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/02/17/l-allemagne-a-t-elle-une-dette-de-guerre-envers-la-grece_1644633_3214.html

En guise de résumé sur la dette, je vous rappelle l'extrait de Je lutte donc je suis où Eric Toussaint dénonce la profonde injustice et le danger de cette situation :
https://www.youtube.com/watch?v=WEHHU65xzKk

Tant de mensonges sont diffusés ces jours-ci par les médias dominants, c'est insupportable. On a beau savoir comment sont fabriqués l'opinion conformiste et les préjugés aveugles, ça reste un crève-cœur pour celles et ceux qui connaissent le dessous des cartes, la situation réelle en Grèce, la précarité sociale et le risque d'une catastrophe humanitaire. D'où l'importance de contre-informer.

Sincèrement et solidairement !

Yannis Youlountas

mercredi 1 avril 2015

Et me voilà de retour!
le temps a passé depuis le dernier article...
Pour résumer ... la morosité règne, en pacs avec la méfiance, ici, en France.

Je vous dis ça après, entre autres, un voyage à Ténérife en compagnie de mon amie photographe, histoire d'aller voir ce qu'il restait du passage de deux explorateurs botanistes, naturalistes géniaux du 19ème siècle : Aimé Bonpland et Alexander von Humboldt.

           Ces deux hommes vécurent au moment de la Révolution française et de l'Empire napoléonien. Deux hommes qu'une amitié lia jusqu'à leur mort, voyageurs éthiques avant l'heure ils furent de celles et ceux qui, par leurs découvertes et leurs pensées permirent au monde d'être plus ouvert.

Nous avions découvert leurs traces au Vénézuela en compagnie de leur ami commun, Simon Bolivar, "El Libertador". 
                     
                      Vous en saurez plus d'ici quelques mois au travers de la parution du livre " A fleurs de Contes " que nous réalisons, Karine et moi.
En effet, nous en sommes dans la dernière partie de la réalisation. Le travail avec la graphiste et avec l'imprimeur.

Alors de quoi s'agit-il?

               D'un livre destiné à la transmission des savoirs populaires concernant les plantes. 20 plantes que vous croisez lors de vos balades, que ce soit en montagne, en forêt ou en plaine.
Je vous raconterai l'histoire de chacune d'elle au travers de la toponymie et de l'anthroponymie, des usages au cours des siècles et millénaires, des traditions et croyances sans oublier quelque récit de rencontre avec elle et, bien entendu, LE CONTE.
Conte traditionnel, conte ancien. Pas un conte de création d'aujourd'hui, non, un conte transmis de bouche en oreilles depuis des lustres qui nous permet de comprendre comment nous sommes liés à cette plante (herbacée ou bien arbre) depuis notre apparition sur terre.
Nous ne nous appesantirons pas sur les propriétés médicinales, d'autres le font avec bonheur.
       
 Ce que nous avons voulu faire ressortir c'est la relation sensible à la plante. Par la photo et par le texte. 20 plantes pour 200 pages.
               Les photos ne sont pas à priori des photos d'identification mais Karine les a prises pour vous montrer les plantes sous un aspect différent que celui qu'on a l'habitude de voir. Elle a posé un regard poétique.

Voilà, le livre devrait paraître fin mai si tout va bien. Nous lancerons probablement une campagne de soutien et participation financière par le biais d'Ulule (plateforme de financement participatif ) d'ici peu.


                                              Voilà donc les dernières nouvelles. Je ne reviendrai pas sur l'attentat à CharlieHebdo. Nous étions à Ténérife à ce moment là et ce que je pourrai dire ne ferai qu'ajouter une parole de plus à ce que tant d'autres ont dit, mais oui, Je Suis Charlie. sans haine ni violence.

                             à bientôt, tenez vous contents
                                                        Patric

lundi 16 décembre 2013

Suite des réflexions autour de notre humanité.
Nelson Mandela est mort et les injustices continuent. Bientôt Noël...
Pour qui les fêtes?

Voici le texte de cet article, puisqu’il n’est consultable que pour les abonnés au Monde :
«Il faut protéger le peuple Rom
                           En juillet 2000, un groupe de 52 personnes, Tsiganes en provenance de Zamoly (Hongrie), est arrivé à Strasbourg. C’est une historienne, Katy Katz, Israélienne d’origine hongroise, qui leur a payé le voyage en car de Zamoly à Strasbourg. Michel Warchawsky, Israélien militant pour la paix, a averti quelques-uns de ses amis strasbourgeois de leur arrivée. Ces Tsiganes hongrois sont arrivés avec un dossier juridique “en béton” qu’ils ont déposé à l’Office de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) avant de demander l’asile à la France. Après des mois de procédures et d’examens, leur demande a été jugée recevable.
 La Hongrie a bien sûr exercé des pressions pour empêcher une telle décision, craignant qu’elle ne retarde l’entrée du pays dans l’Union européenne. Josef Krasznai est le porte-parole des Roms de Zamoly et le président de l’Organisation indépendante des Roms du département de Fejér. Il n’a pas demandé l’asile parce qu’il veut poursuivre sa lutte en Hongrie, malgré les risques qu’il court et qu’il mesure, étant donnée sa détermination à défendre les droits des Roms. Il déclarait en août 2000 : « Nous avons accepté pendant des siècles le rôle de citoyens de second ordre, en nous contentant de notre situation de misère. Nous ne pouvons pas permettre ce que nos aïeux ont permis en 1944, nous n’entrerons pas dans les chambres à gaz pendant que l’hymne hongrois retentit.»
«Citoyens de second ordre», les mots sont prononcés. Des exemples ?
                       L’espérance de vie des Tsiganes hongrois est de dix à quinze ans moindre que pour le restant de la population ; 85 % des enfants roms ne peuvent intégrer le système scolaire normal, ils sont dirigés vers des écoles d’enseignement spécial réservé aux handicapés mentaux ; le maire de Csor a déclaré en toute impunité : «Je pense qu’en ce moment les Roms de Zamoly n’ont pas leur place parmi les Hongrois : les animaux eux-mêmes se débarrassent de leurs parasites»; leurs maisons sont quelquefois brûlées, quelquefois rasées.
 Pour la première fois, en 2000, des intellectuels hongrois ont publié un texte par lequel ils exigeaient que les minorités disposent des mêmes droits que tout citoyen et que les agressions physiques et morales ne restent pas impunies. En Roumanie, en Slovaquie, en Tchéquie la situation semble pareille. Il fallait ce très bref récapitulatif pour en arriver à ce que subissent en France les Tsiganes roumains, qui sont obligés de vivre dans des campements (des sous-bidonvilles, si l’expression est plus explicite) indescriptibles de délabrement, de misère. A côté de Paris, à Choisy-le-Roi, Achères, Lieussaint-Moissy, Argenteuil (et en d’autres lieux), des hommes, des femmes, des enfants survivent.
 Quel autre mot utiliser, quand, par exemple à Achères, plus de 80 personnes ne disposent que d’un seul point d’eau alimenté par un tuyau d’arrosage (comment fait-on quand la température tombe sous zéro ?) Quand, dans ce même campement, l’électricité est absente et que des personnes, aujourd’hui en France, en 2002, des femmes, des hommes et des enfants doivent faire leurs besoins naturels dans la forêt à côté du campement ? Quand les ordures ménagères ne sont pas enlevées et quand des conteneurs débordant de détritus ne sont pas remplacés ? 
Combien sont-ils autour de  la “Ville-lumière” à préférer cette situation sans espoir plutôt que d’envisager un retour dans leur pays d’origine où, tous en témoignent, la situation est pire ? Environ 1 500 ? 
Pouvons-nous ne pas dire notre indignation devant le spectacle de personnes reléguées au rang de bétail ? (à la SPA, chiens, chats, perroquets et poissons rouges sont mieux accueillis !) L’Europe et la France, en particulier, vont-elles encore longtemps fermer les yeux, ignorer le sort indigne – voire inhumain – réservé avant-hier, hier comme aujourd’hui au peuple rom ? Il faut redire que le génocide des Tsiganes par les nazis n’est pas reconnu par les pays de l’Union européenne, sauf par l’Allemagne depuis 1991.
 Combien de victimes ? 300 000 ? Plus ?
                        En langue romani, Samudaripen signifie «génocide».
        Un mot à introduire dans notre langue comme le mot Shoah. En outre, la France contrevient à ses propres lois lorsqu’elle n’empêche pas un maire ou un directeur d’école de refuser (quasi systématiquement) l’accès à un cursus scolaire normal pour les enfants roms. En octobre 1999, le gouvernement belge a expulsé 74 personnes tsiganes d’origine slovaque. Cette mesure a été qualifiée de «rafle organisée» par ceux qui s’opposaient à cette politique : les adultes avaient été invités à se rendre à la maison communale sous le prétexte de les aider à régulariser leurs situations, pendant que la police allait chercher les enfants dans les écoles. C’était la première fois qu’un pays européen procédait à une expulsion massive. Dans l’avion, des gendarmes ont eu la subtile initiative d’inscrire à l’encre noire indélébile un numéro sur l’avant-bras gauche de chacune des personnes, y compris les enfants. Des sanctions contre les responsables d’un tel comportement crapuleux ? Aucune. Les protestations, hélas, n’ont guère dépassé les frontières du pays. La Belgique a d’ailleurs été condamnée, ce 5 février, par la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. La question tsigane est plus que jamais européenne avec l’élargissement de l’Union. Il y a urgence. La négligence des gouvernements européens est criminelle à l’égard d’un peuple qui risque de disparaître d’une mort lente et silencieuse. La Commission européenne et les gouvernements, sous peine de se discréditer, de trahir la charte fondamentale, de retrouver un silence coupable digne des années noires du siècle dernier, se doivent d’intervenir auprès des gouvernements hongrois, roumain, tchèque et slovaque pour exiger une politique démocratique digne de ce nom. En 1943, dans le ghetto de Lodz, Reïzel Zychlinsky écrivait :
« Et les cieux étaient nus et vides
Tous les cieux
Dieu avait caché sa face.» 
                Soixante ans plus tard, pour les Roms d’Europe, les cieux sont toujours nus et vides. Le temps est peut-être venu pour les communautés juives d’Europe de se souvenir publiquement qu’à Treblinka, Chelmno, Birkenau, Majdanek, dans les ghettos de Varsovie ou de Lodz et dans d’autres camps en Hongrie, en Serbie, en Autriche ou en Allemagne les Roms ont subi une entreprise d’extermination comparable à celle menée contre les juifs. Il faut protéger le peuple rom, lui accorder une citoyenneté européenne, lui donner un statut, une réelle identité.
Georges Yoram Federmann est psychiatre, responsable du comité d’accueil des roms de Zamoly à Strasbourg. Pierre Mertens est écrivain. Véronique Nahoum Grappe est sociologue (EHESS). Jean-Marc Turine est producteur à France-Culture. Pierre Vidal-Naquet est historien»
Droits de reproduction et de diffusion réservés pour le texte © Le Monde 2002

dimanche 15 décembre 2013

Dans « Délinquants et victimes. La traite des enfants d’Europe de l’Est en France » (paru en novembre aux éditions Non Lieu), le sociologue Olivier Peyroux nous fait partager sa solide expérience – six ans passés en Roumanie et près de sept ans de travail au sein de l’association Hors-la-Rue qui offre un lieu d’accueil, d’écoute et d’orientation à des enfants et adolescents originaires d’Europe de l’Est, dont certains victimes de la traite. Ses observations sont donc basées sur des témoignages, du vécu, du travail de terrain. Un grand sérieux se dégage des quelque 200 pages qu’il consacre à démontrer la défaillance des services de l’Etat en France en matière de protection de mineurs pris dans les mailles de phénomènes d’asservissement complexes.

                Robert Badinter ne s’y est pas trompé en acceptant de rédiger l’avant-propos. « Ici en France des enfants originaires d’Europe de l’Est, sont trop souvent sanctionnés comme des délinquants au lieu d’être secourus comme victimes, en raison des faits délictueux et répétés qu’ils commettent sous la contrainte ou l’emprise des trafiquants », écrit l’ancien Garde des Sceaux, dénonçant « une double peine ». « Cambrioleurs, pickpockets, détrousseurs de guichets automatiques, mendiants, prostitués, ces enfants…restent avant tout pour les autorités policières et judiciaires, mais aussi pour le public, des délinquants multirécidivistes, endurcis et non coopératifs. Autant dire très loin de la conception de la victime et de l’enfance en danger dans notre société », poursuit l’ex-ministre de la justice, resté célèbre pour son combat contre la peine de mort.

De fait, les situations de traite – « le fait de recruter, héberger ou déplacer une personne d’un endroit à l’autre, dans un même ou vers un autre pays, dans le but de l’exploiter pour en retirer un bénéfice (la prostituer, la forcer à travailler, la forcer à mendier…) »  selon la définition de l’Onu, sont souvent, selon le sociologue, « masquées par une idéologie instrumentalisant les faits afin de valider une série de clichés racistes ». Ces derniers  permettent de prolonger la méconnaissance et le déni des victimes, dénonce Olivier Peyroux, avant de tordre le cou au mythe de la « délinquance rom », qui connût son heure de gloire sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Le sociologue souligne qu’en Ile-de-France, les services de police spécialisés estiment entre 400 et 600 enfants dits « roms » contraints de commettre des délits alors que sur le même territoire vivent environ 6.000 enfants Roms. C’est donc une petite minorité (entre 3 et 10%) de mineurs roms qui se trouveraient dans des situations d’exploitation, loin des fantasmes sur une prétendue « culture du vol ».

Alors qu’en France et dans l’Union européenne, les enfants et adolescents victimes de traite, et singulièrement les 6.000 à 10.000 enfants prostitués, sont de nationalités très diverses (France, Nigeria, Maroc, Chine, Ghana, Brésil, Colombie, Afghanistan, Pakistan…), l’exploitation d’enfants en France et en Europe est « inévitablement associée à une origine ethnique unique: les Roms », déplore-t’il. Le cas des « pilleurs d’horodateurs », apparus à Paris à partir de 1999, est emblématique: fin août 2002, Nicolas Sarkozy se base sur ces faits divers pour dénoncer la « délinquance rom » à grands renforts d’opérations spectaculaires avec hélicoptères, déploiement policier musclé et forêt de caméras. Les autorités roumaines renchérissent en insistant sur le caractère tsigane de cette délinquance.  En réalité, il s’avère que les mineurs concernés étaient dans leur grande majorité des  adolescents roumains non roms originaires de Satu Mare et Maramures et encadrés par d’anciens sportifs roumains non roms également, notamment le gang des boxeurs de Sighetu-Marmatei.
              « Que ce soit en Italie ou en France, les Roms servirent à justifier des politiques migratoires restrictives permettant de réaffirmer l’autorité de l’Etat. Lorsque les gouvernements respectifs de ces pays furent confrontés à des baisses de popularité, la +question rom+, présentée sous son versant criminel, fut brandie. La technique consista à communiquer sur la présence de réseaux mafieux roms, l’exploitation d’enfants roumains ou les +démantèlements »+des +campements illégaux+…L’imprécision du vocabulaire choisi pour désigner les personnes mises en cause, le choix d’un registre appartenant au crime organisé et l’étalement de quelques faits divers servirent à attiser les braises d’une menace  rom, afin de la raviver en cas de besoin », commente Olivier Peyroux. « En Europe de l’Est, l’usage de la « question rom » diffère sur la forme mais pas tant sur le fond. Elle servit surtout à éluder la question sociale. La pauvreté fut transformée en un problème culturel et ethnique. Ces Etats, pour lutter contre la pauvreté, se sont vus conférer une double mission: éduquer les Roms et mettre en place des politiques de lutte contre leur discrimination. Cette focalisation sur une frange des citoyens évita surtout la remise en question des choix économiques. L’effondrement du système de santé publique, la dégradation de l’école ou la fermeture des industries affectant la majorité de la population furent masqués par des questions de discrimination, de droits de l’homme…Roms et pauvres devinrent synonymes, rendant de facto invisibles et inaudibles les pauvres non roms de ces sociétés pourtant nettement plus nombreux. A l’opposé, les Roms insérés qui auraient pu servir de modèle ou de +bonnes pratiques+, ne firent guère l’objet d’études approfondies ni même de reportages », analyse-t’il.

De manière générale, les autorités françaises préfèrent rester dans le fantasme, le cliché et l’approximation. Les différences entre les systèmes criminels d’un pays à l’autre sont peu étudiés et mis en avant. Ainsi la « mafia roumaine » systématiquement dénoncée aussi bien dans les médias, par les policiers qu’au bar du commerce, « n’existe pas », explique l’auteur, alors que la Roumanie a sans doute la plus mauvaise réputation en termes de trafic d’enfants. A partir d’un certain niveau de rentabilité, les trafics en Roumanie tombent sous le contrôle de policiers locaux ou nationaux alors qu’en Bulgarie ou en Albanie, existent de véritables mafias menaçant le pouvoir de l’Etat. « Le trafic des mineurs en Roumanie est assez limité, en dehors de quelques exception, et son organisation repose sur une base familiale », écrit Olivier Peyroux au risque de faire s’étrangler bon nombre de policiers, d’hommes politiques et de journalistes. « Il se situe à la marge d’activités criminelles plus structurées, possédant une façade de légalité comme la récupération de biens immobiliers via des systèmes d’usure, les compagnies de sécurité… »

Les autorités françaises s’intéressent également très peu au profil des jeunes victimes de la traite. Cette attitude nuit non seulement à la protection des enfants concernés mais également à l’efficacité de la lutte contre la délinquance, pourtant affichée comme une priorité absolue en politique, à droite comme chez les socialistes. Dans le cas des « pickpockets du métro », Olivier Peyroux démontre que l’opération très médiatisée en décembre 2010 de démantèlement du réseau Hamidovic – une centaine de pickpockets âgées de 10 à 16 ans en France et en Italie et un chef Fehim Hamidovic, retranché dans un véritable palais à Rome-,  ne fut pas conçue pour protéger les enfants, pourtant battues, brûlées ou violées, mais pour faire baisser le nombre de vols constatés et communiquer sur la menace « rom ». Faute de travail approfondi avec les jeunes filles victimes et de protection, ces mêmes mineures ont continué à voler dans le métro alors que l’organisation, présentée comme étant responsable de 60% des vols dans le métro à Paris, était officiellement démantelée. Or un travail de terrain a montré que la présence de ces jeunes filles remontait aux années 1970 et que certaines des adolescentes incriminées en 2010 étaient nées dans des prisons françaises après la condamnation de leur mère pour des faits de vol dans le métro. Certaines de ces jeunes filles parlent italien, d’autre espagnol ou français mais elles sont toutes issues d’une communauté particulièrement rejetée, celle des Roms bosniaques, dits Xoraxane (turcs). Beaucoup de mères seules avec des enfants de cette communauté émigrèrent en Europe de l’Ouest dans les années 1990 pour échapper à la guerre en ex-Yougoslavie et se retrouvèrent donc particulièrement vulnérables. Idem pour des filles mineures appartenant à la minorité rom turque en Bulgarie qui se retrouvèrent en bas de l’échelle de la prostitution, en Bulgarie comme en Europe de l’Ouest.

Mais, insiste l’auteur, « l’existence de groupes roms fragilisés n’entraîne pas mécaniquement un passage vers l’exploitation d’enfants », via par exemple des entreprises de servitude par la dette ou des mariages détournés à des fins d’exploitation. « Dans leur très grande majorité, malgré l’absence de soutien institutionnel, ces familles réussissent à faire face à l’ensemble de leurs difficultés avec beaucoup de dignité », martèle Olivier Peyroux. Il cherche également à comprendre les motivations de certaines victimes ou réseaux familiaux piégés dans des systèmes d’asservissement très complexe dans lequel la « quête de prestige social », notamment à travers l’édification de maisons dans le pays d’origine, joue un grand rôle et insiste sur le caractère géographique de certaines migrations et exploitations, liées à un village ou une région.

Le sociologue rappelle au passage que la recrudescence de la traite des êtres humains depuis la chute du mur de Berlin n’est pas un hasard mais le fruit de la violence de la rencontre entre une Europe riche et sa voisine pauvre. Ainsi c’est bien l’arrivée de 60.000 Casques bleus en Bosnie à partir de 1995 qui a créé un « marché » pour la prostitution dans ce pays. Idem au Kosovo, devenu après 1999, une plaque tournante du trafic de femmes vers l’Europe de l’Est alors que le territoire était quadrillé de forces internationales. En France même, des phénomènes tels que la prostitution d’enfants Roms bulgares en 2008 ne se sont produits que sur la demande insistante de pédophiles français qui rendaient des visites sordides à ces familles dans les squats où elles résidaient. De même, Gare du Nord, la prostitution d’enfants roms, pour certains âgés d’à peine 12 ans, s’est déroulée pendant des années sous les yeux des forces de police mais il fallu attendre 2011 pour qu’un pédophile fut poursuivi.
Il est effectivement plus facile de poursuivre les jeunes victimes en les considérant uniquement comme des délinquants que de les mettre à l’abri et de leur offrir un autre avenir. Faute de protection, faute d’accès au statut de victime, faute de places dans des foyers adaptés, les enfants et adolescents pris dans les mailles de la traite suivent une sorte de « carrière » que personne ne souhaiterait pour ses propres enfants: mendicité, vols, prostitution dans des réseaux criminels de tailles variées.  Puis, ils se « mettent à leur compte » quand ils peuvent s’émanciper en fondant une famille. Mais certains basculent dans l’errance ou doivent être internés en hôpitaux psychiatriques, déchirés par les violences qu’ils ont subies dès le plus jeune âge.

Pourtant, rappelle Olivier Peyroux, lorsque ces jeunes se voient offrir une chance de réussir par la voie légale, ils s’en saisissent avec une volonté hors norme. Ainsi après le passage des pièces aux cartes pour les horodateurs parisiens, certains petits pilleurs mis, de fait, au chômage, furent accueillis en foyers de l’enfance à Paris et en Seine-Saint-Denis: ils opérèrent alors une reconversion spectaculaire via des formations professionnelles.
Mais en France, le nombre de condamnations pour traite des êtres humains est très faible (huit entre 2008 et 2010) ainsi que le nombre de victimes de la traite signalées qui se compte chaque année sur « les doigts d’une main » (trois cas de mineurs roumains par exemple en 2010 en France alors que pour la même année, la Roumanie a identifié 307 mineurs exploités).

Au moment où le débat sur la pénalisation des clients de la prostitution est relancé en France, il est donc urgent que la société entière et singulièrement les services de l’Etat changent de regard sur ces enfants et adolescents afin de mettre en place des systèmes de protection adaptés pour les victimes de la traite et une répression efficace des exploiteurs. Et ce pour cesser de détourner les yeux face à des abus inacceptables, que l’enfant victime soit français ou étranger, Rom ou Gadjé.
Isabelle Ligner
« Délinquants et victimes, la traite des enfants d’Europe de l’est en France »Olivier Peyroux (édition Non Lieu, novembre 2013)