lundi 9 novembre 2015


« Votre développement nous coûte trop cher »


Lettre fermée aux gens du Nord et Compagnie
par Sony Labou Tansi
« Chers concitoyens d’une planète chipée, un homme vous parle, non pas avec des chiffres parce qu’ils quantifient bêtement ce qui n’est pas mesurable, c’est-à-dire la vie, l’émotion de sentir et d’être, la griserie d’entendre le chant général des êtres et des choses.
Je vous parle seulement avec la force des mots, au moment où quelque chose de grave peut les mettre en grossesse d’une hantise. Quand les mots ont bu un verre d’angoisse, et qu’ils se mettent subitement à tituber, à tergiverser et à tâtonner sans vergogne.
Vous nous avez chipé cinq siècles, mais là n’est plus la question. Le temps a bien passé. Il ne nous reste plus qu’une chose : parler. Parler et ouvrir les yeux. Ouvrir les yeux sans nous mélanger les pédales, vous qu’on dit du Nord, et nous qu’on enferme dans ce Sud sans frontières, à coups de Banque mondiale et de fronts monétaires fermés. Classiquement, on nous a dit : soyez un peu plus civilisés, un peu moins paresseux, un peu moins malades, affamés, un peu plus acquis à la cause du marché, un peu moins enfanteurs et vous vous tirerez d’affaire sans écrouler les bases mondiales de la libre entreprise. On va vous enseigner comment enfanter un développement à la gomme sans que cela ne vous coûte les yeux de l’avenir et surtout sans que cela ne devienne une catastrophe pour l’humanité normale et naturelle. C’est dans cette optique-là qu’on nous a fait boire des plans d’ajustement qui visaient à sauver des petits milliards gringalets et chétifs, voués à apporter quelques gouttes de sueur dans les océans de la dette.
Aujourd’hui tous les jeux sont clairs. Le FMI que les humoristes kongo désignent par Fonds Mondial des Impunités doit regarder dans les yeux le désastre social qu’il a creusé. Tout se voit comme si à partir des pays appauvris qu’on dit pauvres le FMI finançait l’élargissement de la base mondiale de la pauvreté. Il est un sport moderne récemment apparu à côté des sports classiques, il consiste à tabler bruyamment sur les pauvretés d’autrui, les qualifier, les médiatiser, et les commercialiser, les humaniser…
Nous ne sommes malheureusement plus à la belle époque où la barbarie avait son identité, sa race, sa géogrammologie, ses titulaires, ses doués, ses héritiers, ses porteurs invétérés. L’histoire a déjà démenti une sacrée partie de l’histoire. Qui donc a la bouche assez large pour dire dans un grand rire que le monde d’aujourd’hui ne se contentera plus du petit vocable Nord-Sud ? Nous devons les uns les autres apprendre à mettre à l’heure toutes les pendules de l’histoire, de la morale, de la raison, du rêve, de l’intelligence. Messieurs les gens du Nord, votre développement nous coûte trop cher. Le temps est venu de changer ce développement. Vous n’avez plus d’oreille pour l’entendre. Vous n’avez plus d’yeux pour le voir. Plus de rêve pour l’envisager. Mais notre devoir est de dire avec toute la force qui nous reste que de nous avoir piqué cinq siècles, ça suffit. Vous ne pourrez plus piquer du temps au temps. Dans un monde où la justice est périmée, le droit sens mauvais. Comme nous avons attendu la chute du mur de Berlin et celle des bureaucraties alimentaires, nous attendons la chute du développement. La consommation n’a pas de quoi être Dieu. Elle est trop conne pour vivre deux cents ans. Moralement, esthétiquement, raisonnablement et humainement, votre connerie est trop cocasse. Le bateau prend l’eau. Vous pouvez encore faire la sourde oreille devant le cataclysme écologique, vous pouvez encore cacher la gangrène économique et dissimuler l’ampleur du désarroi social, la mort de la pensée vous guette, la fin du rêve frappe à votre porte, car votre développement est moralement insoutenable, vos économies de gâchis sont injustifiables du simple point de vue de la raison. A triple plan moral, écologique et logique, le Nord a engagé notre planète vers un suicide afrique212165collectif. […]
Nous sommes arrivés à ce moment crucial où nous devons apprendre à tout réinventer : les concepts, les approches, les habitudes, les méthodes, les outils, les nations, les espaces… tout au jour d’aujourd’hui est à réinventer. C’est la seule possibilité qui nous reste de contourner le cosmocide de notre planète. Vous pouvez banaliser l’état actuel du désastre planétaire, mais vous ne pourrez plus cacher à personne les vraies données du problème. Votre gâchis coûte trop cher, il faut maintenant que vous mettiez toutes les énergies en marche pour l’arrêter. Et où trouver pareilles énergies sinon dans la rigueur des droits de la raison face aux raisons de la brutalité aveugle ? Il faut se prépare à repenser la rue, la ville, l’État, la nation pour permettre à l’aventure de la conscience et de la raison de réaliser que la responsabilité reste et demeure le sommet de la liberté. On n’est pas un homme libre sans avoir acquis tous les visas de la responsabilité. A votre liberté aveugle il est urgent d’adjoindre les lunettes de la responsabilité qui tiennent compte de toutes les lois de la compensation. En parlant de puissance, vous est-il possible de réaliser, après tant de vanité et d’arrogance, que vous n’avez puissance qu’à déséquilibrer ?
Parce que vous ne laissez aucun temps au temps, aucun espace à l’espace et aucune chance à la survie de l’avenir, vous avez tué le nécessaire pour la juste marche des superflus. En un mot, votre progrès se résume en termes d’assassinat de la nécessité aux bons offices du superflu. La quantification de tout vous a rendus sourds et aveugles à la vie. La mort est devenue votre seul dieu. Aller vite n’importe où, n’importe comment et pour n’importe quoi, voilà tout le sens profond de la civilisation que vous nous avez fagotée en dehors de toute forme de raison, d’intelligence, de connaissance et de culture : nous sommes arrivés au siècle du jeter-aller. Vous avez oublié que le seul rêve qui nous reste à rêver est celui de la survie d’un futur potable. »